dimanche 29 avril 2012

Le paradis terrestre. Verses et controverses.

Cet article est tout d'abord issu de la lecture de l'article de Jean Delumeau, intitulé La Nouvelle érudition et le paradis terrestre, ainsi que, secondairement, d'agrégats de connaissances qui m'ont été dispensées à l'université.  

Depuis la chute, la terrible et irrémédiable chute, le mythe du paradis terrestre n'a cessé de nourrir l'imaginaire occidental. L'idée que le jardin originel, cette terre d'abondance et de félicité, puisse se trouver quelque part sur terre a toujours excité l'imagination des théologiens, écrivains, ou des voyageurs. Certains ont pu le placer en Afrique, ou en Inde, dans les parages du royaume du prêtre Jean (cf. la Lettre du prêtre Jean, parue aux alentours des années 1170).
Une nombreuse littérature, faisant état des conquêtes d'Alexandre le Grand en Asie, laissait entendre qu'il aurait pu atteindre ce fameux paradis terrestre, aux confins de l'univers connu.
« A partir de là, nous fûmes privés de la lumière du jour ; et continuant, selon notre habitude, à marcher pendant quelques journées, nous arrivâmes dans une contrée entièrement ténébreuse. C'est la terre des heureux. Alors deux oiseaux à figure humaine s'approchèrent de moi en volant, et me dirent: « Il ne t'est pas permis, Alexandre, d'aller plus loin. » Nous retournâmes donc, et j'ordonnai à tous mes gens d'emporter avec eux quelque objet du pays. Un petit nombre obéit à cet ordre ; et quand nous revîmes la lumière, ceux qui n'avaient rien pris s'en repentirent. Nous quittâmes donc ces lieux, en nous dirigeant, pour revenir, vers la droite. » (Extrait de la Lettre d’Alexandre, du Pseudo-Callisthène)
Ces espoirs, ces fantasmes, sont nourris par les voyages qu’entreprennent, au XIIIè siècle, des marchands comme Marco Polo qui, revenant d’un périple de 17 ans en Asie qui lui a permis de côtoyer Kubilaï Khan – ce dernier avait conquis la Chine -, écrit Le Devisement du monde, œuvre prodigieuse, éclatante, fantasque, qui, comme c’est la mode, ne se gêne pas pour mêler le merveilleux au réel. Au-delà du mythe d’un orient fabuleux, chamarré, luxueux – qui n’avait pas attendu Marco Polo pour commencer à se déployer – c’est bien la question de l’éventualité de la présence du paradis terrestre qui est perceptible. 
Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, 1504


Les hommes de la Renaissance vont s’emparer de cette question pour mettre de l’ordre dans les milliers de pages qui sont produites sur la question.
« Tant d’érudits ont écrit sur le paradis terrestre que le nombre des volumes rédigés sur la question est proprement infini ; aussi le « paradis » peut-il être appelé un labyrinthe plutôt qu’un jardin », dit ainsi Agostino Inveges, en 1649.
Et pourtant il s’agit bien d’un sujet religieux majeur, qui ne doit pas être laissé au hasard.
« La connaissance du paradis terrestre est importante pour la foi et est nécessaire quand on doit traiter de ce que fut le statut de l’humanité avant le péché » (Suarez, 1548-1617).
En effet, pour de nombreux érudits, Dieu n’a pas voulu nous cacher l’endroit du jardin d’Eden. Matthias Beck avance, en 1676, « que Dieu
a voulu en faire un mémorial de notre désobéissance. Ainsi n’a-t-il pas voulu que nous ignorions l’emplacement du jardin d’Eden, contrairement à ce qu’il a fait pour le tombeau de Moïse ».
Les théologiens catholiques et protestants, d’une manière quasi unanime, s’accordent sur ce fait, que l’énormité du premier péché et la gravité du châtiment qui le suivit ne deviennent intelligibles que par référence à la situation idyllique dont bénéficièrent Adam et Eve, et qu’il importe de tenter de retrouver cet endroit.
C’est ainsi qu’à la Renaissance, puis à l’âge classique, on mobilise une approche interdisciplinaire pour faire la lumière sur le paradis des origines. On mêle alors études bibliques, étude des langues anciennes (l’hébreu notamment), l’histoire, ou les nouvelles découvertes géographiques (on sait que la découverte de l’Amérique a été une source de grande perplexité pour les contemporains).
L’accent est mis alors sur la scientificité, le sérieux, la rationalité des recherches.
Walter Raleigh (1552-1618) critique, dans son Histoire du monde, ceux qui « ont parlé du paradis terrestre sans regard pour la géographie, sans respect pour l’ouest et pour l’est, sans considérer où Moïse écrivait, sans partir d’où il indiquait le chemin pour retrouver l’endroit du jardin d’Eden, alors qu’il était tout à fait précis ». Malgré tout, Walter Raleigh ne trouva jamais le paradis terrestre.
Toujours est-il que l’esprit est complètement différent de celui du moyen-âge : on évacue les légendes, les localisations fantaisistes, on établit même une chronologie la plus exacte possible – ce qui, concernant l’Ecriture Sainte, ne semble pas être la chose la plus aisée.
Pour les hommes de la Renaissance, le texte de la Genèse est crédible, raconte une histoire qui s’est vraiment passée ; on renforce la tradition d’Isidore de Séville et de Saint Thomas d’Aquin, et surtout, on rejette les interprétations allégoriques qu’ont données des hommes tels que Philon (12 av J.C, 54 ap. J.C), Origène (185-253), ou encore Ephrem.
« Quand aux allégories d'Origène et de ses semblables, il les faut entièrement rejeter, car Satan par une méchante astuce s'est efforcé de les introduire en l'Église, afin que la doctrine de l'Écriture fût ambiguë et n'eût rien de ferme ni de certain ». L’attaque de Calvin est dure, mais elle n’est pas isolée. A la fin du XVIè siècle, l’orientaliste Hopkinson attaque Philon qui a cru « pouvoir nier le caractère terrestre du paradis ». Or, « du contexte lui-même il ressort clairement qu’il a existé sur terre ». Quant à Raleigh, « [il s’]étonne grandement que des hommes si instruits aient pu errer si grossièrement et si aveuglément ». Enfin, Suarez affirme que « la doctrine catholique est que le paradis que Dieu planta au début fut un lieu terrestre et que tout ce qui a été dit de sa création doit être entendu au sens propre et littéral. Cette affirmation est de foi et prouvée par l'Écriture ».

On se base sur le bon sens, sur des faits scientifiques ; à ceux qui ont placé le paradis terrestre hors d’atteinte « sur une montagne très élevée, dans l’orbite lunaire », Hopkinson répond en s’appuyant sur les calculs de Ptolémée, qui avait placé la lune a une distance équivalent à 327 381 milles anglais. Pour que le paradis terrestre atteigne cette altitude il devrait avoir pour base toute la surface de notre planète ; en outre il nous cacherait toute la lumière du soleil. N’oublions pas, que, de surcroit, « un lieu si élevé n’aurait pas été salubre ni adapté à l’habitat humain tant à cause de la proximité du soleil, des étoiles et de l’élément igné qu’en raison de l’agitation perpétuelle de l’air provoquée par le mouvement du ciel » (Suarez).
Il existait, au moyen-âge, une tradition assimilant le paradis terrestre à la terre entière. Goropius, reprenant cette théorie, offre en 1569 la théorie la plus développée sur le sujet. Selon lui, Adam et Eve n’ont pas changé de place, mais de condition. Un jésuite, Juan de Pineda, défend la même thèse. S’il n’y avait pas eu la faute originelle, l’humanité serait restée dans le jardin d’Eden mais, se multipliant, aurait vite débordé des limites du jardin. Dans ce cas, y aurait-il eu une distinction entre des privilégiés qui y auraient eu leur habitation et des élus de seconde zone qui n’y seraient venus que pour manger du fruit de l’arbre de vie ? En outre, ceux qui auraient logé à deux ou trois mille lieues auraient-ils pu commodément venir s’y ravitailler ? On voit que Marx n’a rien inventé et qu’il a pillé sans vergogne le concept de lutte des classes à Pineda.
Cependant Suarez et consort ne se démontent pas. Primo, le jardin est de grandes dimensions, « au moins celles d’un royaume de taille importante » (Suarez).
Et deuxio, il ne contient que les purs, les élus, qui sont forcément en nombre limité. Le problème de la surpopulation ne se pose pas.
Certains auteurs anciens (Ephrem, Cosmas Indicopleustès, p.ex.) ont, quant à eux, imaginé la terre entourée par l’océan, au delà duquel se trouverait le paradis terrestre. Pareus qualifie cette théorie « d’utopie transmarine » et Raleigh considère cette croyance comme étant dépourvue de tout fondement.
De plus, « de notre temps, les navigations des espagnols et des lusitaniens ont parcouru tout l’océan et fait le tour de la terre » (Pereira et Bellarmin), et rien n’a été découvert. L’argument selon lequel le jardin d’Eden se trouverait au-delà d’un grand fleuve, aux confins de la terre, ne tient donc pas.
Que le paradis terrestre se trouve quelque part sur terre, voilà en tout cas un fait que les contemporains ne discutent pas. Une divergence existe cependant entre les protestants et les catholiques : les seconds estiment qu’il existe encore. « Le paradis terrestre existe toujours dans l’état où il fut créé avec ses délices et sa beauté » (Bellarmin). Certains notent que Dieu l’a fait garder par un ange : c’est donc qu’il voulait le conserver. Les protestants s’écartent de la tradition et pensent, dans leur majorité, que l’on peut certes le localiser, mais qu’il n’a pas survécu au déluge.
« Un débat est oisif dès lors que l'objet n'en existe plus. Car Moïse rapporte des choses qui se sont passées avant le péché et avant le déluge. Nous, [les protestants] en revanche, ce n'est que des choses telles qu'elles sont après le péché et après le déluge que nous pouvons parler... Le temps et la malédiction qui est le salaire du péché consument tout. Ainsi, tout le monde a été détruit par le déluge, hommes et bêtes compris ; le fameux jardin a subi le même sort et a péri... Maintenant donc, après le déluge, quand nous avons à parler du paradis, nous parlons de ce paradis historique qui était et qui n'est plus » (Luther, Commentaire du livre de la Genèse)
Diodati, Salked, entre autres protestants, estiment eux aussi que c’est terminé.
Ainsi Diodati prévient-il qu'on ne pourra retrouver le fleuve du jardin d'Eden qui se divisait en quatre branches. « À cela rien d'étonnant, tant les choses ont changé depuis : d'abord à cause du déluge et ensuite en raison des tremblements de terre qui ont modifie le cours des fleuves et leurs noms ».
Peu à peu les commentateurs catholiques sont de plus en plus nombreux à penser qu’il est illusoire d’espérer retrouver le paradis terrestre tel qu’il était, malgré l’autorité de Suarez ou de Bellarmin ; au milieu du XVIIè siècle Inveges rappelle la position de Malvenda – le jardin des délices existerait encore -, puis constate que « la plupart des érudits la rejettent », et lui-même la juge « dure à admettre ». 

 Brueghel l'Ancien (attribué à), Le Paradis terrestre, vers 1615

Le mythe, peu à peu, s’est donc effondré. Il ne nous reste plus dès lors qu’à admettre que l’âge d’or est définitivement enterré ; nous devons donc nous résoudre à passer notre vie, pour paraphraser Pascal, à « chercher en gémissant » un quelque chose qui nous parait, peut-être, bien illusoire.


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