mercredi 14 mars 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : Les Origines, 3/5

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Edmond-François Calvo, entre chiens et loups
Né en 1892, il se lance tardivement dans l'illustration (1938), après avoir réalisé quelques dessins pour le Canard enchaîné (1919) et mené un commerce à la faillite. Dans d'innombrables illustrés, ou en publication directe, il ne cesse, jusqu'à sa mort, de dessiner, et d'ainsi produire une œuvre immense, considérée aujourd'hui comme l'un des piliers de notre patrimoine dessiné.
Approche historique :
  • l'œuvre de Calvo, quoiqu'immense et donc nécessairement éclectique, s'insère dans un courant bien particulier du médium : la bande dessinée animalière. Cette veine (pour ne pas parler de genre) s'inscrit au confluent de deux traditions : la fable (satirique et symbolique), et la littérature de jeunesse. Elle fait ses débuts aux États-Unis en 1895 (Little Bears and Tykes, James Swinnerton). Il faut attendre 1923 et le Gédéon de Benjamin Rabier pour qu'elle fasse son apparition en France, suivi en 1931 par le Babar de Jean de Brunhoff et en 1933 du Prosper l'ours d'Alain St-Ogan. La bande dessinée animalière, bien que se développant toujours majoritairement outre-atlantique (en 1930, Walt Disney crée Mickey Mouse), commence donc à se répandre ponctuellement sur le vieux continent (Italie, Grande-Bretagne, Espagne, Pays-Bas, France, Belgique : Hergé crée en 1934 sa série mixte Popol et Virginie). C'est en 1943 que Calvo fait son entrée dans cette ménagerie avec Patamousse, suivi immédiatement (1944-45) par les deux opus de La Bête est morte !, sur un scénario de son ami Victor Dancette et de Jacques Zimmerman. Il continue de produire des séries aux caractères relevant majoritairement du monde animal (Cri-Cri, Moustache et Trotinette, Coquin le gentil cocker) jusqu'à la fin de sa vie. L'après-guerre voit s'inverser les tendances éditoriales de ce genre animalier, les exemples américains s'atténuant, ou se diluant dans la masse de la production franco-belge (Calvo, Macherot, Peyo, Franquin, Dupa, Gotlib …). On compte encore aujourd'hui de nombreuses séries persistantes (Garfield, Canardo) ou apparaissantes (Blacksad, Salvatore), attestant des affinités inépuisables qu'il semble exister entre le genre animal et ce média particulier qu'est la bande dessinée.
  • Dans le vaste champ de la production animalière, et même dans celui non moins important de la production calvienne, pourquoi donc avoir prélevé La Bête est morte ? D'abord parce que Calvo est considéré, par les critiques et par ses pairs, et malgré certains illustres prédécesseurs (Rabier, Brunhoff, Hergé), comme le père fondateur de la bande dessinée animalière d'expression française, comme a pu l'être pour l'ère américaine Walt Disney (leurs écritures graphiques présentent d'ailleurs de plaisantes similitudes). Ensuite, parce qu'au sein même de l'œuvre de Calvo, entre ses croquis pour Le Canard, et les aventures de Coquin le cocker, La Bête est morte a cette particularité de réunir les deux traditions de la bande dessinée animalière, étant une version allégorisée de la WWII à destination des enfants. Il y fait en ce sens preuve à la fois d'une grande maîtrise, mais également d'une grande audace. Outre le contexte de production, qui lie déjà l'œuvre à une forme d'engagement, il faut se rappeler que cette bande dessinée s'adresse explicitement aux jeunes enfants ayant connus, de près ou de loin, la seconde guerre mondiale. Calvo, en résistance aux mièvreries du genre (histoires quotidiennes d'anecdotes triviales), n'escamote ni la violence, ni le tragique de la réalité guerrière. Cette œuvre, si elle s'adresse aux enfants, ne prend pas les enfants pour des incapables, et le trait de Calvo, relevant d'une certaine esthétique du Sublime et du spectaculaire, ne refuse pas la gageure, et met à leur portée le fracas de l'Histoire. Il assume pleinement, par certains choix graphiques, la volonté communes des auteurs de raconter le second conflit mondial aux enfants.
  • Calvo, de manière directe et malgré son foisonnement, n'a pas de véritable descendance. Tout au plus l'on peut citer le jeune Uderzo, qui alla certains jours se pencher sur sa table à dessin et qui lui rendit un bel hommage à l'occasion de sa mort dans les pages de Pilote, ou même Florence Cestac et la rondeur de son trait. En revanche, il paraît difficile d'établir, ainsi que l'ont fait certains sur une seule base thématique et ''générique'', une filiation entre La Bête est morte ! (Calvo) et le Maus de Spiegelman. La dimension symbolique de l'animalisation, et le sujet (partiellement) commun de la WWII ne suffisent pas à faire oublier les énormes divergences, tant graphiques (n&b minimaliste) que narratives (autobiographie), qui séparent les deux œuvres. Toujours est-il qu'au contraire de certains de ses contemporains, de belles entreprises éditoriales (Futuro, avec Étienne Robial ; Gallimard aujourd'hui) ont permis à Calvo, à défaut d'une ostensible descendance, de se construire une postérité certaine. Son nom semble en effet à ce jour définitivement sauvé de l'oubli et il le doit, très certainement, à ses talents de dessinateur, ainsi que nous allons le voir tout de suite.
Approche ontologique :
  • la gestion de la page : Calvo est un artiste au statut flottant, qui hésite entre illustrateur et auteur de bande dessinée. Ce clivage n'est nulle part aussi évident que dans la gestion toute particulière qu'il fait de ses planches. Ses images étant complètement muettes, le seul élément du dispositif qui nous permette de parler de bande dessinée est le maintien (quasi-permanent) d'un multicadre, qui fragmente l'espace de la représentation en plusieurs vignettes. Mais ce multicadre même tend vers l'illustration : irrégulier, multipliant les inserts, le nombre de cases et de strips par page, il est, pour reprendre la terminologie de Peeters, strictement décoratif (en ce sens que Calvo ne tire aucun parti narratif de ces innovations structurelles, à l'inverse de McCay, par exemple, pour qui une mise en page en escalier sera prétexte à la mise en scène d'une chute).
Et qu'en est-il par ailleurs des illustrations pleine-page ? Est-on toujours dans la bande dessinée ? Nous serions tentés de répondre que non, puisque dans pareils cas, aucun élément du code fondamental de la bande dessinée (plus même le multicadre) n'est maintenu, à cette nuance près : ces illustrations sont la plupart du temps employées pour mettre en scène de spectaculaires affrontements, foisonnants de détails (je vais y revenir). Ainsi, ce qui s'offre comme une scène globale est en réalité fragmentée par tout un ensemble de micro-scènes (on peut penser aux dessins de Dubout, ou encore au cinéma de Tati), que l'on peut virtuellement enfermer dans des cadres potentiels. Nous pourrions donc dire que, d'une certaine manière, le multicadre est ici maintenu in abstentia.
  • L'écriture graphique : le style graphique de Calvo est un style complet, qui associe une grande maîtrise du représentant (trait fermé, net, peu d'ombres, couleurs en à-plat) à un grand foisonnement du représenté : tout l'espace est occupé, les moindres scènes fourmillent de détail, si bien qu'il faudrait presque lire La Bête est morte à la loupe. Le trait rond, généreux (affirmant ainsi certaines affinités avec Disney et l'univers cartoonesque) invite à une lecture agréable, en même temps que le fourmillement de la case implique un certain effort de lecture (ne serait-ce que pour le temps de déchiffrage qu'il implique). En ce sens, nous pourrions dire que l'écriture graphique de Calvo est grouillante, mais pas brouillonne (aux antipodes de ce que pourrait être, en ce sens, un Reiser). À cette tension représentant/représenté s'ajoute un talent de composition des images, qu'il parvient à organiser de manière à la fois équilibrée et dynamique, grâce à la mise en place de lignes de forces qui animent véritablement certaines images, certaines scènes. À propos de cette grande maîtrise, Christian Rosset écrit : « Si quelque chose cloche dans LBEM, c'est peut-être dû à cette volonté de tout maîtriser (…) LBEM est un chef-d'œuvre au sens classique, c'est-à-dire un modèle qui témoigne la maîtrise de l'artisan, le consacre dans une conception immobile de l'Histoire. »
  • Dynamique narrative : qu'il nous soit permis ici de douter du rôle joué par le texte (d'une partialité et d'un chauvinisme parfois nauséabond) dans le sauvetage patrimonial de La Bête est morte !. De deux choses l'une : soit l'on ne fait pas l'effort d'une remise en contexte et l'œuvre est dès lors illisible; soit l'on se replace dans un contexte résistancialiste de reconstruction nationale, et l'œuvre est à jamais figée dans une strate historique exclusive. D'une manière ou d'une autre, le récit à proprement parler tire l'œuvre vers le bas, l'ancre, le grève. Simplement parce que, comme a pu le dire Christian Rosset, elle s'attaque à « des faits qui ont déjà dépassés tout ce que l'on peut en dire. » Outre un simplisme et un patriotisme parfois douteux, ce texte est un échec sur le plan médiatique; il leste de pavés blancs (récitatifs systématiques) et d'une italique alambiquée (indéchiffrable) la dynamique interne des cases que nous évoquions précédemment. Texte et image sont présentés ici comme deux matériaux fondamentalement hétérogènes (nous sommes loin de Töpffer et de son impératif de continuité graphique entre écrit et dessin), et le texte prenant en charge de manière exclusive la conduite du récit, l'image se trouve réduite, pour le coup, à un simple rôle d'illustration. Il n'y a pas véritablement d'égalité hiérarchique entre le texte et l'image, et, de ce point de vue-là, l'œuvre constitue bien une sorte de régression. Mais au-delà de ça, ce qu'il faut en conclure, c'est que, relégué dans un soi-disant second plan narratif, l'image de Calvo a su faire preuve de suffisamment de génie pour parvenir jusqu'à nous, toujours en mouvement.
Cette œuvre, par son traitement autant que par sa forme, est un exemple paradoxal de ''classique marginal''. Elle n'a pas cette aura de ''bd absolue'' que peut avoir un Little Nemo ou même, dans une certaine mesure, un « petit livre » de Töpffer, mais j'espère avoir montré dans quelle mesure est-ce qu'elle pouvait compter dans cette longue marche de l'Histoire de la bd.

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6 commentaires :

  1. Pfiou... tous ces gens qu'on ne connaissait pas !
    C'est cool, ce feuilleton ! On attend le prochain numéro.

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  2. Pays Bask Libre15 mars 2012 à 21:59

    Grave.

    Ce qui est dommage, c'est que les images ne soient pas légendées, parce qu'on met du temps à les identifier à chaque fois. Par exemple, j'ai mis du temps à identifier celle de Florence Cestac ; c'est ennuyeux.

    sinon, en parlant de Art Spiegelman, il y a une exposition autour de Maus à la BPI (centre Pompidou), en partenariat avec le festival d'Angoulème, et c'est gratuit.

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    1. eh ui, je ne peux qu'être d'accord ;
      simplement, je ne sais pas comment faire ...

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    2. Groenland marxiste-léniniste16 mars 2012 à 18:29

      Ah ben faut pas rester comme ça, faut demander.
      Quand tu as importé ta photo dans ta page, tu cliques dessus, et tu as plein d'options, de placement, de taille, et, à droite, tu as un onglet qui s'appelle "insérer une légende".
      et d'un coup, tu gagnes une visibilité incroyable sur la blogosphère. à toi les meilleures places dans le hit-parade !

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    3. Rieser on reconnait bien, quand même.

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    4. bien sûr qu'on reconnait bien Reiser. mais Cestac, il faut un peu plus de temps. Et puis on pourrait aussi bien ne pas connaître.

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