lundi 12 mars 2012

Histoire approximative de la bande dessinée : Les Origines, 2/5


Winsor McCay, la bande dessinée à l'épreuve de l'irréel
Né en 1867, père de nombreuses séries développées dans la presse (Hungry Henrietta, Little Sammy Sneeze, Dreams of a rarebit fiend), il crée en 1905 dans les pages du NY Herald son œuvre la plus fameuse, Little Nemo in Slumberland. Oubliée durant plusieurs décennies, elle est remise à l'honneur par l'exposition Bande dessinée et figuration narrative au Musée des Arts décoratifs de Paris en 1967, et est aujourd'hui considérée comme l'un des monuments et points incontournables de la bande dessinée mondiale. (cf article de B. Peeters ''Winsor McCay invente la BD'') Il est un des seuls auteurs à disputer le titre de « père de la bande dessinée » à Töpffer, tant fut grande son influence sur le médium; mais cette comparaison entre les deux hommes ne me semble pas pertinente, tant sont importants les écarts entre leur production, et surtout le contexte de leur production, ainsi que nous allons le voir tout de suite.
Approche Historique :
  • Influences : Avant de se lancer dans le dessin de presse, le jeune McCay fait ses armes auprès du professeur Goodison, qui lui apprend l'art de la perspective, dans lequel il s'épanouira de manière assez virtuose. Deux autres univers vont l'impressionner au point de déterminer l'ensemble de son œuvre : la grande exposition de Chicago en 1883 (sensationnalisme des architectures, influence baroque/antique), et les parcs d'attractions (vertige, mouvement), dans lesquels il exerce ses talents de portraitiste de rue. Il développe durant ces années une incroyable capacité de travail, et révèle une aptitude inouïe à la mémorisation visuelle.
  • Le contexte et les supports de production changent radicalement de Töpffer à McCay : on passe du livre imprimé et diffusé de manière confidentielle à la presse quotidienne, où McCay livre chaque dimanche une pleine page en couleur (Sunday page vs daily strip). Cette méthode de diffusion est soumise à d'autres impératifs et oblige l'auteur à redéfinir sa production : il doit proposer au lecteur quelque chose de suffisamment beau pour accrocher et plaire à son regard (séduction), en même temps que suffisamment captivant pour l'amener à la lecture et parvenir à le fidéliser. Soumis, comme l'ensemble de ses contemporains, à ce double-impératif, McCay avec Little Nemo se démarque néanmoins de ses autres comics en rompant avec le modèle chronophotographique dominant (mise en page régulière – ici Little Sammy Sneeze) au profit d'une mise en page plus singulière, où prime la valeur d'ornementation et la mise à l'épreuve du code spécifique de la bd.
    Je vais donc m'attarder désormais sur ces deux aspects déterminants de son œuvre : le sensationnel, et l'expérimental.
  • L'œuvre de ce boulimique de dessin ne peut bien évidemment se résumer à la seule livraison de ces Sunday pages; on notera, entre mille autres développements, que sa fascination pour le mouvement et sa représentation sur une surface imprimée le conduira à développer un art naissant : le cinéma d'animation, avant que des impératifs financiers ne l'obligent à s'interrompre. Outre ce travail cinétique, les deux plus grandes dettes qu'entretiennent les bandes dessinées (et l'ensemble des arts visuels) à son égard sont la capacité d'auto-engendrement du dessin (sur le modèle de la libre association d'idées – cf notamment surréalistes), qui autorise tous les déploiements d'imaginaire, à la limite de la narrativité; et la plasticité des corps et leur propension métamorphique subie (Little Nemo n'est pas maître de ses rêves), qui ouvrent ainsi la voie à l'un des univers les plus imposants de la bande dessinée mondiale : celui des superhéros (cf Fantastic Four).
Approche ontologique :
  • la gestion de la page : si l'on s'autorise aujourd'hui à penser que McCay a pu révolutionner à ce point le monde de la bande dessinée, il le doit en grande partie à son art de la mise en page. Si l'on était encore avec Töpffer dans une logique du strip, qui est celle du dévidement horizontal de la bande, on acquiert avec McCay une dimension supplémentaire, la verticalité, et l'on saute ainsi dans un nouvel espace de référence : la page. Dès lors, tout le travail de McCay s'organise autour de cette tension qu'il existe entre la progression dramatique horizontale du strip, et le déploiement vertical de la page. Entre linéarité et tabularité, la bande dessinée oscille, et notre regard aussi, qui hésite entre lecture et contemplation. Et refusant de favoriser la lecture par une mise en page qui saurait rester discrète (régulière), il expérimente au contraire le plus grand nombre de composition possible, et met la page dans tous ses états. Dès lors, il nous est impossible en tant que lecteur de ne pas voir le principe de mise en page qui règle l'organisation de telle planche singulière, et n'être pas aussi spectateur. McCay excelle donc dans la gestion de ces deux dynamiques, et la beauté de ces pages vient probablement de ce qu'elles peuvent être appréhendées selon ces deux modes, vectorisé ou global. Une seconde opposition vient enrichir ce principe de fonctionnement, puisque chaque page organise invariablement la représentation spectaculaire d'un rêve, avant que de s'achever systématiquement par un retour au réel dans la dernière case, invariablement petite et carrée, et étriquée. Les incessantes innovations en matière de mise en page (jeu sur forme/dimensions des cases) sont ainsi constamment contredites par cette case terminale indéboulonnable, qui scande chaque planche à la manière d'un point final, signant par son invariance le retour au réel et la fin des fantaisies graphiques et ''chorégraphiques''. L'art de McCay apparaît ainsi fortement contraint, et rattaché d'une certaine manière aux exercices de style, qui sont comme l'on sait l'une des formes les plus marquées de l'expérimentation en littérature : il raconte en effet plus de 260 fois l'histoire qui mène au réveil de Nemo. La série relève donc bien de ce que l'on pourrait appeler une ''variations sur un même thème''.
  • L'écriture graphique : au-delà des diverses influences contemporaines que révèle le trait de McCay (Art Nouveau, Japonisme, Modern Style), ce qui frappe en premier lieu est son incroyable virtuosité : il n'est pas une perspective, pas une déformation qu'il ne semble être à même de représenter. B. Peeters a dit que l'origine de Little Nemo était bien plus à chercher dans la frénésie graphique de son auteur, que dans une quelconque ambition narrative. Le récit semble passer son temps à justifier les débordements et les exagérations graphiques de ce graphomane. C'est en cherchant à canaliser les dérives de son crayon que l'artiste bâtit l'équilibre de sa mise en page (on parlera en ce sens de mise en page productive), qui répond aux déséquilibres de sa mise en image. Son écriture graphique est en ce sens gouvernée par deux principes de déformation : la métamorphose, qui est une déformation, une transformation de la chose elle-même, et l'anamorphose, qui est une déformation dans notre façon de voir la chose. La bande dessinée, qui dans son fonctionnement même est un art de la transformation (art séquentiel, qui transforme un espace en durée), est donc ici redoublée par un principe de représentation que McCay semble s'être érigé en règle : ''rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme''. Le dessin est là pour faire éprouver ce principe au lecteur, censé par la confrontation à chaque planche ressentir le mouvement, ou la déformation suggérée par l'image. Cette dynamique ''hallucinatoire'', ''fantasmatique'' est de plus renforcée par l'usage que McCay fait des couleurs : tantôt servant à créer une continuité, tantôt à opérer des ruptures chromatiques, l'usage très libre et inventif de la couleur par McCay concourt à cette déformation lente et raisonnée de tous les sens auquel nous confronte Little Nemo.
  • Dynamiques narratives : une approche critique de l'œuvre ne doit pas se laisser induire en erreur par un titre impliquant trop ou trop facilement une lecture psychanalytique. Bien que strictement contemporaine, la parution du Traumdeutung ne doit pas ici beaucoup nous aider. « L'onirisme, dira très justement B. Peeters, est moins ici un thème qu'une forme ». Il doit simplement être envisagé comme un cadre propice à l'épanouissement du trait fantaisiste (au sens plein) de l'auteur (la malhabileté dont fait preuve McCay dans son traitement de situations quotidiennes dans des daily strips souligne bien le fait son génie graphique s'accommode mal d'impératifs réalistes, ainsi qu'à tout travail de scénarisation trop poussé). On ne saura d'ailleurs rien de la vie diurne du Petit Personne. Il est une sorte d'anti-héros, de surface vide de projection accessible à l'Edde chacun. Cette liberté est d'ailleurs soulignée par l'apparition d'un nouveau mode de narration, qui permet de se passer d'une autorité narrative extérieure : la bulle. En effet, McCay supprime très rapidement (6 mois) les récitatifs en pied de case, qui alourdissait le récit. Les personnages s'expriment désormais exclusivement par des bulles de paroles. Cette innovation dans le champ du récit graphique favorise une plus grande fluidité de l'expression, en même temps qu'elle atténue encore un peu l'importance du verbal sur le graphique (même si elle peut être parfois entre les mains de cet inventeur incessant un nouvel objet d'expérimentation). La bande dessinée, avec Winsor McCay, est plus que jamais un art visuel.

2 commentaires :

  1. Ca a l'air bien !
    Tu en as chez toi ?

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  2. c'est splendide
    je n'en ai pas, malheureusement, et pour une raison simple : l'absence d'édition valable. Soit elles sont de piètre qualité, soit elles sont splendides (voir notamment celle de Peter Maresca, qui reproduit le format d'origine - 50x46cm- !), mais hors de prix (196,28 euros sur Amazon pour la dernière citée).

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