lundi 27 février 2012

Le portrait des sarrasins dans la chanson de Roland. Deuxième partie.


     Portrait à charge, disions-nous donc. Les sarrasins semblent ici constituer un double dévoyé de l'univers chrétien ; ainsi, l'on plaque l'organisation féodale franque sur la société arabe, qui devient un miroir inversé.
- Les 12 pairs qui entourent Charlemagne sont doublés par 12 pairs sarrasins qui entourent le roi Marsile.
- Les deux seigneurs disposent des mêmes signes d'investiture : le gant, et le bâton, qu'ils donnent aux vassaux qu'ils chargent d'une mission (Ganelon, par exemple)
- Chernubles et Margariz, Roland et Turpin sont les seuls pairs survivants de chaque côté, lors de la première bataille. 
- Quant à l'émir Baligant, « en son orgueil il lui a donné un nom [à son épée] ; il connaissait celui de l'épée de Charles ; à son instar, il fit appeler la sienne Précieuse » (3146). 
- Enfin, il est dit des sarrasins que « leurs clercs et leurs chanoines ne sont pas tonsurés » (3637), ce qui est bien sûr une absurdité, puisque l'islam ne comprend pas à proprement parler de hiérarchie religieuse. 

     Mais on voit bien qu'il ne suffit pas de dire que ce sont des païens ; il faut les montrer, aussi, comme des chrétiens qui auraient mal tourné ; on sait bien que, depuis ses origines, l'Eglise catholique a voué une haine bien plus féroce envers les hérésiarques que les simples païens, en ce qu'ils minent l'autorité de l'intérieur

Fagopyrum Esculentum (Sarrasin)
     Cette symétrie du récit dont nous parlions s'explique en partie par les exigences du récit épique, qui est un récit avant tout oral ; le conteur doit ainsi mémoriser, mais aussi captiver le lecteur en créant des associations, des parallèles.
Elle s'explique aussi, cette symétrie, par la méconnaissance totale du monde arabe dont fait preuve l'auteur ; à cela s'ajoute, nous l'avons dit, la volonté de propagande. 

     Cette propagande s'articule sur deux axes : la religion - ce sont des idolâtres, des païens, des polythéistes, en bref, des mauvais croyants -, et la fourberie au combat. 

En ce qui concerne la religion, le décor est vite planté. 
Le roi Marsile n’aime pas Dieu ; c’est Mahomet qu’il sert, Apollyon qu’il invoque (9).
     Le reste du récit s'appuiera en permanence sur cette tare pour discréditer les sarrasins. Ils sont quasiment constamment affublés de l'adjectif « païens», parfois ce sera « félons », ou encore « idolâtres »

- Les païens s'arment de hauberts sarrasins (994)
- Olivier dit « Les païens sont en force [...] » (1049)
- « Ah, vil païen, vous en avez menti ! » (1253)
- Pleins de fureur, les païens félons chevauchent  (1612)
Etc., etc. 

      Au delà de ces appellations récurrentes, le système d'opposition fonctionne à plein. Tandis que les français sont aidés, à de nombreuses reprises, par Dieu,

- l’Ange Gabriel descend (3610)
- Pour Charlemagne, Dieu fit un grand miracle,
car le soleil s’est arrêté, immobile (2459)

- il est à nous, ce champ de bataille, grâce à Dieu (2183)
- dans ton pommeau à or, il y a bien des reliques : de Saint Basile du sang, une dent de St Pierre, et des cheveux de monseigneur Saint Denis, et des vêtements de Marie (2345)
- quant à Charlemagne, il a un bout de la lance qui a blessé le Christ
- En France éclate une prodigieuse tourmente : tempête de vent et de tonnerre, pluie et grêle exceptionnelles ; la foudre tombe coup sur coup, maintes et maintes fois, c’est, à vrai dire, un tremblement de terre. […] Et, dès midi, le jour s’obscurcit. (1422)
les sarrasins, eux, sont abandonnés - et non par leur Dieu, mais par leurs dieux. 

- L’émir invoque Apollyon,
et Tervagan, et Mahomet aussi :
« Dieux, mes seigneurs, je vous ai beaucoup servis ;
toutes vos statues, je les referai d’or pur ;
vous devez bien me protéger contre Charles.
»
Voici qu’arrive Gemalfin, un de ses intimes,
il apporte de mauvaises nouvelles, et dit :

«
Baligant, sire, c’est un jour funeste pour vous,
car vous avez perdu votre fils Malprimes,
et votre frère Canabeu est tué
» (3498)

 -
« Aide-nous, Mahomet !
Et vous, nos dieux, vengez-nous de Charles !
Il nous a mis dans ce pays de tels félons
qu’ils mourront plutôt que d’abandonner le champ de bataille.
»« Ils disent entre eux : Eh bien, fuyons donc ! »
Cent mille païens s’enfuient à ces mots ;
qu’on les rappelle ou non, ils ne reviendront pas. (1910)
 
     Notons que « les français ne songent pas à s'enfuir » (3474), ce qui les distingue des sarrasins, qui sont non seulement lâches, mais qui utilisent des méthodes de combat indignes.
Certes, quelques seigneurs sarrasins sont courageux. 
 - Comme de vrais preux les païens chevauchent (3264)
 - L’émir ne veut pas se cacher (3523)
Mais c'est pour regretter qu'ils ne soient pas chrétiens
- Quel preux, mon Dieu ! s’il avait été chrétien ! [On parle de l'émir Baligant] (3164)
    D'une manière générale, les sarrasins sont des fourbes. Ils attaquent l'arrière-garde de l'armée sur une trahison originelle qui les marquera au fer rouge. 
 - « Vous jurerez devant moi la trahison et le pacte ».
Devant son épée Murgleis,
il [Ganelon] a commis la forfaiture et juré la trahison.
Il y avait là un trône d'ivoire massif.
Marsile y fait apporter un livre devant lui ;
il contenait la loi de Mahomet et Tervagan.
Il a juré ainsi, le Sarrasin d'Espagne :
s'il trouve Roland à l'arrière-garde,
il se battra contre toute son armée,
et, s'il le peut, Roland y mourra à coup sûr.
Ganelon répond : « Que votre ordre s'avère bon ! » (605)
     Renversement des valeurs, encore une fois : le bon chrétien jure allégeance à son seigneur, son suzerain, il jure de le servir, peut-être sur la Bible ; mais quant à jurer une trahison sur le Coran, cela relève d'un détournement complet des valeurs admises.

     Mais ce n'est pas tout. Car, non contents d'attaquer par derrière, fourbement, en reniant la promesse qu'ils ont faite à Charlemagne, les sarrasins usent de méthodes indignes et lâches. Ainsi, ils attaquent à distance, ce que ne font jamais les francs :

- tirons de loin, puis laissons-le là (2154)
- mille sarrasins descendent à pied,
quarante milliers restent à cheval.
ils n’osent, je pense, les approcher,
et ils leur jettent lances et épieux,

piques, dards, traits et javelots (2070)
Ou encore, ils usent de ruses dont la grossièreté le dispute à la bassesse :
- Sur l'herbe verte, le comte Roland se pâme.  [il a soufflé comme un damné dans son                                                                                cor,  ce qui sera  la cause de sa mort] 
Un Sarrasin ne cesse de l'observer ;
couché par terre entre les autres, il faisait le mort,
avait couvert de sang son corps et son visage ;
il se redresse et arrive en courant. [...] (2273)
Et quand leurs ruses infâmes ne suffisent plus, ils préfèrent s'enfuir.
- devant Roland les païens s'enfuient. (1875) 
     Pour enfoncer le clou, on insiste également sur le côté non-humain de certains individus composant l'armée des sarrasins.
Mais ceci fera l'objet d'une prochaine publication.

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