dimanche 12 février 2012

Jacques Rancière. Le spectateur émancipé. 2/2

Suite de la première partie

Une fois les bases jetées sur les distinctions fondamentales au niveau de la pédagogie et du théâtre, Rancière peut à présent aborder le problème de la représentation. Les réformateurs zélés du théâtre sont comme le maître ignorant : un gouffre les sépare, pensent-ils, des spectateurs qui doivent alors agir pour combler la distance. Mais Rancière pose alors deux questions : ne serait-ce pas la volonté d'abolir la distance qui la crée ? et pourquoi assimiler l'acte de regarder à une attitude passive ? Cette hypothèse ne va pas de soi et pose les fondements d'un partage du sensible. Que dire, par exemple, de l'antique distinction entre citoyens passifs, qui travaillaient trop pour agir pour la société, et citoyens actifs, les riches propriétaires qui avaient le temps de se consacrer à la chose publique ?
L'émancipation commence donc avec la remise en cause de cette opposition trop simple entre actifs et passifs, acteurs et spectateurs. Le spectateur agit, de même que le savant et l'élève, il a un rôle d'interprète actif. L'élève n'apprend jamais à l'identique ce que le maître veut lui apprendre, ou s'attend à ce qu'il apprenne. La logique de l'émancipation entend qu'il y ait toujours une troisième voie entre le maître et l'élève, un objet dont aucun d'eux n'est propriétaire, qui est l'objet de référence auquel se porte toujours les vérifications de chacun sur le savoir et ce qu'il croit en appréhender ou en transmettre. Cette troisième voie est la performance de l'artiste ou bien son objet, ou encore le livre.
Que l'on considère le théâtre comme la forme absolue de la communauté ou bien que l'on imagine que c'est une forme dépassée par la projection collective d'image ou le visionnage télévisuel, il n'y a jamais que des individus qui sont spectateurs et traducteurs d'un spectacle. Les performances, les oeuvres d'art vérifient d'ailleurs de manière incessante cela, la capacité de chacun, capacité toujours égale, d'associer et de dissocier les choses à travers une distance irréductible ; de tracer son propre poème.
C'est dans ce pouvoir d'associer ou de dissocier que réside véritablement l'émancipation du spectateur, et qui permet de récuser trois choses : d'abord la distance radicale, puis la distribution des rôles, et enfin les frontières entre les territoires. L'émancipation ne signifie finalement que cela : le brouillage des frontières entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres d'un corps collectif.
En termes artistiques, cela nous ramène à une période contemporaine où chaque pratique artistique à tendance à sortir d'elle-même pour se mélanger aux autres pour échanger leurs places et leurs pouvoirs. Or, ce mouvement peut s'opérer de trois manières : la première, qui réactive l'idéal de l’œuvre totale, d'une œuvre devenue la vie elle-même (limitée aujourd'hui à quelques "égos artistiques surdimensionnés ou d'une forme d'hyperactivisme consumériste, sinon les deux") ; la seconde est l'idée postmoderne d'une hybridation des moyens de l'art dans l'échange incessant des rôles et des identités (cette voie-là a les mêmes conséquences que la première, accroissant l'abrutissement par l'accroissement de la performance sans le questionnement de ses principes) ; la troisième voie ne vise plus l'amplification des effets, mais la remise en cause du rapport effet-cause lui-même et du jeu des présuppositions qui soutient la logique de l'abrutissement : la remise en cause du supposé privilège de vitalité accordé au théâtre pour le remettre sur un pied d'égalité avec la narration d'une histoire. Il s'agit en effet toujours, dans toutes les histoires, de lier ce que l'on sait avec ce que l'on ignore 
La communauté idéale émancipée serait une communauté de conteurs et de traducteurs.

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