mardi 4 octobre 2011

Alain Bashung, le langage et son double, partie 3/5

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Après avoir fait état des principaux moyens dont use Bashung pour donner à ses textes une apparence de stabilité (par l'établissement d'échos qui d'une certaine façon jalonnent, balisent le texte et lui donne une forme d'assise), je voudrais analyser un autre type de figure, qui joue bien moins sur la mise en relation des différents éléments explicites d'un texte, que sur le recours à un éventuel implicite du langage. Alors que nous venons de voir comment d'éléments en présence pouvait naître une lacune, j'aimerais désormais montrer comment est-ce que Bashung parvient à donner une forme de présence à ce que la langue, d'une certaine manière, dissimule.

Certains textes reposent sur ce que j'aimerais appeler des « mots-fantômes », des sortes de dénominateurs communs à l'ensemble des autres termes, autour duquel ils tournent, sans jamais sembler le saisir, sans jamais l'énoncer, des clés de lecture restant dissimulées, informulées. Ces présences fantomatiques peuvent être d'ordre sémantique, avec le développement d'un champ lexical particulier, ou phonique, rejoignant ainsi le principe allitératif dont je parlais précédemment. Pour les constructions d'ordre sémantique, on peut penser aux deux exemples cités par M.Notenov à propos de 2043 et Angora,qui s'organisent respectivement autour de la notion d'hiver (et ce qu'elle implique de froid et de rigueur : « elle hiberne », « l'ont refroidie », « crient au génie », cf supra) et de maladie respiratoire (voir notamment le refrain. Dans la mesure où elle est couplée au champ lexical de la moisson - « faucher les blés », « manier la fourche », « […] qu'on a semée », « n'a pas pris » - faut-il y voir une réaction de type allergène ?) Dans une perspective plus macrotextuelle, on peut constater qu'un album tel que Fantaisie Militaire semble s'organiser autour de l'idée de Nature. Ainsi, on peut lire dans la grande majorité des chansons des allusions à la nature en tant qu'elle renvoie à une forme d'état premier, ou de monde parallèle au nôtre mais qui conserve tout de même une certaine porosité (pour ne pas surcharger le texte, je n'ai pas indiqué chacune des sources dans le détail ; je renvoie donc, pour identifier les citations, à l'album lui-même, héhé) : les grands espaces (« montagnes », « plaines », « abysses », « forêt vierge », « l'océan » ), le monde minéral (« extrait de roche », « falaise », « éboulis »), aquatique (« cité lacustre », « geyser », « l'eau du nénuphar », « jailliront les cascades », « les eaux troubles », « les pluies acides »), végétal (« la lande », « les herbes folles », « valériane », « orchidées », « laurier » « nos lianes infinies », « le dernier coquelicot », « les sapins », « la mandragore »), animal (« le lièvre court la hase » « au gardon à la tanche », « terrier ») le cycle cosmique (« la saison », « aux équinoxes », « mes éclipses », « la Grande Ourse »), etc., comme si l'album dans son ensemble était parcouru, en sous-sol, par cette idée de Nature, et les rapports que l'homme peut entretenir avec elle.
Loup
On peut également retrouver ce principe de mot-fantôme qui viendrait hanter les souterrains d'un texte dans une dimension d'ordre plus phonique. L'exemple le plus significatif d'un tel procédé nous est offert avec la chanson Elvire, dont le titre semble déterminer, parcourir l'ensemble du texte ; autrement dit, le texte paraît s'attacher à n'exprimer aucun terme qui ne rompe le lien phonique avec le prénom qui le fonde. On trouve ainsi des mots tels que « rêveries véritables », « éprouve », « logiciel », « en exil j'excelle/aux barres parallèles », « enjoliveurs », « crécelle », etc. Tout le texte paraît donc n'exprimer, en filigrane, que la présence absolue, totalisante, de cette Elvire. La question à cet endroit pourrait être de connaître la différence que j'opère entre l'exemple d'Elvire, et le principe de l'allitération (cf. supra, Un âne plane) : c'est qu'ici, la récurrence des mêmes phonèmes ne relève pas d'une volonté arbitraire d'établir des échos entre certains mots, mais bien, me semble-t-il, de rendre phoniquement la permanence de la figure féminine, qui s'épanouit de manière souterraine , et qui vient d'une certaine manière véroler le texte dans son ensemble. Autrement dit, l'obsession du narrateur pour cette Elvire peut se lire dans le processus de contamination qui se met en place sur l'ensemble du texte. Même lorsqu'elle n'est pas nommée, on ne peut s'empêcher « d'entendre » sa présence. Je dirai ainsi qu'elle hante les couloirs de la chanson.

Un autre procédé que semble affectionner Bashung est celui qu'emploie Michel Leiris dans son Glossaire (cf Langage Tangage), et qui consiste à remettre en cause (si ce n'est à rompre) l'arbitraire du signe linguistique(1), en donnant à un mot une définition qui semble procéder du signifiant plus que du signifié. C'est le mot dans toute sa matérialité qui commande la définition (ainsi, on peut trouver à « Botanique : ta beauté panique »). Si Leiris pousse l'habileté à conserver une cohérence d'ordre sémantique au sein du jeu sur les signifiants (« centaure : sans mors son torse se tord »), Bashung reprend le procédé en le simplifiant (pas toujours) quelque peu. On peut donc trouver trace, dans son écriture, de certaines de ces définitions obliques : Ombres chinoises : « les ombres s'échinent à me chercher des noises » (J'passe pour une caravane), Vercors : « voleur d'amphores au fond des criques » (La Nuit je mens), ou encore Sonotone : « les sonates de l'automne » (La Ficelle) (je transforme un peu le cours de l'écriture, mais je n'ajoute rien). De cette manière, et pour reprendre l'expression de Leiris, on « entend ce que les mots disent [à a.Bashung] ». Ils sortent de leur simple transitivité, s'imbriquent à la façon de poupées gigognes, et croyant en trouver un, on tombe sur les autres. Il établit ainsi entre eux des correspondances insoupçonnées et inédites, qui nous poussent à entendre au plus près la texture du mot, et exploite de cette façon sa faculté à « faire image ». Il met à jour les réseaux (possibles) qui parcourent la langue et qui souvent nous échappent, dans l'habitude que nous sommes à ne plus considérer le langage pour ce qu'il est, mais pour ce à quoi il nous sert(2).


(1)« Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce qu'on appelle rose/Avec tout autre nom embaumerait tout autant » W.Shakespeare, Romeo & Juliette
(2)« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » S.Mallarmé, Le Tombeau d'Edgar Poe

2 commentaires :

  1. Elvire: "l'illusion est parfaite". Elvire c'est l'image, comment dit-on sur internet ? l'"avatar" de la femme idéale conçue par l'homme seul. Elle "vérole" le mot est bien choisi car elle est un virus, comme un virus, un programme, "la copie conforme"... Voilà la chaste Elvire de Dom Juan réduite à sa fonction primordiale d'objet sexuel ou plutôt de simulacre d'objet sexuel en vue d'une satisfaction solitaire. La aussi, d'une certaine manière "les ombres s'échinent à me chercher des noises"... Image obsédante, forcenée dans son inexistance... Quel désert !

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  2. Deuxième petit commentaire. Inscrire Bashung en héritier de Juliette c'est l'inscire dans la fameuse querelle des Universaux qui a tant occupé la Renaissance. Si Bashung s'interroge sur la puissance magique du langage, il y a peu de chance que ce soit avec l'arrière-plan religieux du langage divin d'avant Babel (en quelle langue aprle Dieu?) ou du langage naturel de l'esprit (dans quelle langue pense-t-on?) Mais c'est le propre de tout honnête homme qui pense de faire des "rencontres" (au sens classique).

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