dimanche 2 octobre 2011

Alain Bashung, le langage et son double, partie 2/5

Article précédent
 
Un degré supplémentaire est franchi avec l'usage d'une figure (rhétorique, pour le coup) que semble particulièrement affectionner Bashung, à savoir l'allographe (ici allophone : « texte transcrit en d'autres mots. On a remplacé des mots par des homophones qui semblent conférer au texte un sens nouveau ») Je reprendrai l'exemple particulièrement probant donné par M.Notenov, et extrait de 2043 : « Ses congénères crient au génie », où l'auditeur est forcé d'entendre, ou croit entendre, dans la phrase initiale, la présence, seconde, du mot « cryogénie ». On peut également penser à certains titres : "Est-ce aimer ?", "Que n'ai-je". Ce procédé, dans certains cas, peut produire des équivoques intéressantes -renvois troubles, miroirs troublés : ainsi, le début de Volutes ne se laisse pas aisément démêler : « Vos luttes partent en fumée / vos luttes font des nuées / des nuées de scrupules », que l'on peut tout à fait entendre, titre du morceau à l'appui : « Volutes partent en fumées / […] font des nuées / dénuées de scrupules ». L'allophone est ici pour Bashung un moyen de brouiller les pistes, de scinder l'idée que l'on croit saisir, et son propre reflet (les mêmes sons pouvant produire deux phrases distinctes, le trouble étant renforcé par le champ lexical vaporeux qui caractérise tout le texte, et dont la dimension proprement insaisissable convient bien à cette entrée en matière). On voit donc bien qu'avec cette figure, il réintroduit ce principe de résistance, cette dimension d'incertitude dont je parlais précédemment. Si l'on file la métaphore du miroir, le reflet du texte premier ne diffère plus simplement parce qu'il est grimé (comme pour le jeu de mots, où l'on s'amuse d'identifier la différence), mais bien parce qu'il commence à introduire la possibilité d'un Autre ; c'est le principe d'identité du texte à lui-même qui est remis en cause par l'allophone, où l'on croit entendre ce qui s'avère être différent. Ce que l'on croyait avoir identifié comme l'image première n'en est en fait que le reflet, qui nous échappe. Il n'y a plus coïncidence, mais une première forme, infime, de décalage. Le texte, doucement, s'ébranle.
Loup
Enfin, je vais voir comment l'image d'un mot peut, dans certains cas, se diffracter jusqu'à saturer le texte de sa présence, par le biais notamment de deux figures particulières : l'allitération et la paronomase. Nombreux en effet sont les textes de Bashung reposant sur un nombre restreint de phonèmes, et semblant même parfois entièrement procéder de variations appliquées à ces (ou ce) phonèmes. Le principe de « retour permanent » qui caractérise la rime (certains schémas de phonèmes terminaux se répondent de manière réglée) s'étend alors à l'ensemble du texte ; par la systématisation de ce principe, on entre bien alors dans une forme de saturation, de « galerie des glaces » renvoyant indéfiniment la même image de manière déformée. Ainsi du [an] (ou [am]) d'Un âne plane (titre programmatique) qui contamine en quelque sorte le reste du texte, dans lequel on retrouve des mots tels que « Notre Dame », « clame », « fane », « anatomies », « pavane », « courtisane », « anoblit », « condamne », « émanent », etc (et de ce bégaiement, justement, n'a-t-on pas l'impression d'ânonner ?). Ou bien du [z] d'Osez Joséphine, que l'on retrouve de manière particulièrement éloquente dans la phrase « user l'usurier / soyez ma muse », ou ailleurs (« plus rien n's'oppose », et jusque dans certaines liaisons « ils font des envieux », étendant ce principe de contamination au-delà du mot seul, mais bien dans la structure même de la phrase – les mots entre eux, comme des silex, produisent le son premier.) La paronomase également peut produire cette sensation d'enfermement entre certains sons récurrents, au nombre restreint. « A moi s'agrippent des grappes [...] » (Noir de monde), « les cymbales les symboles » (Happe), « j'ai pas compté j'escomptais » (Malaxe), « à quoi s'adonne la madone » (L'Irréel), « j'ai fait l'amour/j'ai fait le mort » (La Nuit je mens), « en Écosse des gosses précoces » (Que n'ai-je), pouvant aller jusqu'à l'homophonie, sorte de « paronomase absolue » : « en Écosse des gosses écossent » (id.), « me lancent/des dagues et des lances » (Volutes) (où l'on peut voir une forme de dérivation, si l'on accepte que « lance » soit un substantif formé à partir du verbe « lancer »). Mais dès lors, c'est l'infime variation dans la répétition du même, qui importe : ainsi, dans une phrase telle que « effet de serre/ma vie sous verre/s'avère ébréchée » (Dehors) (je souligne), c'est le terme « ébréchée », qui concentre toute notre attention (sa situation, en fin de phrase, vient renforcer ce sentiment), et qui produit cette cassure que le reste de la phrase prépare, met en place : la surenchère, l'enfermement dans quelques sons particuliers favorise l'écart, la disjonction : tout terme ne présentant pas le même caractère d'identité constitue nécessairement un relief à notre écoute ; le fait que ce terme, ici, soit « ébréchée » est d'autant plus éloquent, dans la mesure où c'est lui, précisément, qui vient écorcher la structure close (jusqu'à l'étouffement) de la phrase, et vient forcer notre écoute. Dans le miroir, l'image de cette phrase est en ce sens à la fois une ressemblance, une forte identité, en même temps qu'une fêlure. Il revient donc à la langue elle-même de faire vaciller sa propre image, de mettre en place les conditions de sa propre remise en cause, de sa propre contestation – le surgissement de ses failles. Ce que j'essaie de dire, c'est simplement que cet univers cohérent de répétition du même, ce principe d'identité qui structure et organise de nombreux textes de Bashung, ne vaut que pour et par les nuances, les exceptions et variations qu'il met à jour, dont il permet l'épanouissement. La récurrence d'une figure n'a d'intérêt que dans les moments où elle fait défaut - dans l'espace intime de ses lacunes. C'est ainsi que je voudrais concevoir l'intérêt des différentes figures « du miroir » : dans leur opacité bien plus que dans leur transparence. Il est vrai que ces divers phénomènes d'échos participent d'une cohérence (cohésion) du texte, qu'ils lui permettent de prétendre à une forme d'unité, de couleur qui lui soit propre. Mais les espaces cohérents peuvent (et doivent) également s'appréhender par leurs marges, car c'est ainsi, par l'écart, que l'on peut espérer accéder à cette étrange résistance du poétique dont je parlais plus haut.

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire