vendredi 9 septembre 2011

Kant et objections

Moquons-nous tous ensemble de la caricaturale matrone que décrit J-P. Sartre à l'ouverture de réflexions sur la question juive ; cette mère de famille qui ne supporte plus les sempiternels débats autour de l'art, de la beauté, du goût en général et qui a soudain ce trait d’esprit sans appel, rassurant autant que castrateur : « Des goûts, des couleurs, des opinions, il ne faut pas discuter » (1) Moquons-nous du bon sens populaire relativiste et bienveillant. Mais sommes-nous si sûrs que le goût n'est pas relatif, que cela sert réellement à quelque chose d’en débattre ? Qu'il y aurait donc une certitude universelle et incontestable du goût, une loi ?
Interrogeons d'abord le sens éclaté du mot « goût » : il peut d'abord dénoter le plaisir que l'on éprouve à une activité ou l'application qu'on y met, recouvrant à peu près les sens du mot latin studium : le goût de l'étude, le goût du jeu... Il désigne aussi à la fois la qualité d'un objet qui a du goût, dirait-on, et le sens d'un sujet, mon sens à moi, le goût qui me permet d'éprouver ce goût ; dans ce dernier cas, la sensation, le jugement (de goût) est une affaire de rencontre entre un objet et un sujet qui ont, chacun à leur manière, du goût. Enfin, le goût peut désigner, comme le souligne Genette, la capacité de discerner deux composants d'un même objet, d'une manière objective et presque, serait-on tenté de dire, scientifique (à la façon par exemple du goût d’un œnologue), et en même temps la capacité d'attribuer à cet objet plus ou moins de qualité esthétique, ce qui fait que j'ai ou non du goût — aptitude que l'on dénie à une machine, aussi puissant processeur soit-il, quand bien même on soutiendrait une position objectiviste.
Emmanuel Kant

L’étude, et le goût, de la langue semblent nous orienter dans le sens du relativisme : le fait que nous dénions à une machine la capacité d’avoir du goût (l’aptitude) et le thème de la rencontre entre un sujet et un objet s’éloignent du strict objectivisme. C’est Kant, à la suite de Hume, qui a posé cette hypothèse, que le beau n’est pas dans l’objet mais dans la relation que le sujet entretient avec lui. Ce qu'on appelle la révolution kantienne s'opère dans un moment particulier de la pensée occidentale : après Descartes, les philosophes empiristes – et notamment Hume – ont remis en cause la notion traditionnelle platonicienne de l'art et du beau dans un relativisme qu'ils jugeaient eux-mêmes dangereux. En effet, si l'expérience de chacun peut nous amener à estimer comme beaux des objets tout à fait différents, c'en est fini de tout critère esthétique objectif et de toute culture commune. Renvoyer l’art au jugement d’agrément c’est nier l’existence même de l’art et du goût. Kant arrive donc avec une double mission : réhabiliter la notion d’art dans son acception traditionnelle et entière tout en dépassant les apories platoniciennes et empiristes. Ce sera la Critique de la faculté de juger.
Kant, qui préfère parler du beau plutôt que de l’art, commence donc son analyse par une concession faite aux empiristes et sensualistes, à savoir que l’idée de Beau n’existe pas et que la beauté n’est pas une qualité de l’objet ; le sentiment de beau se trouve dans le sujet (ce qui est esthétique, c’est la relation du sujet avec la représentation d’un objet(2)). Cependant, le philosophe marque rapidement sa différence vis-à-vis des systèmes précédents : si le domaine de l’esthétique semble être, et est bel et bien, le domaine de l’émotion et de la sensation, « le plaisir ne peut rien exprimer d’autre que la convenance de l’objet avec les facultés de connaissance qui sont en jeu dans le jugement réfléchissant »(3), c’est-à-dire que dans le jugement esthétique sont également mêlés l’entendement et la sensation.
Ensuite, dans le système kantien, le beau s’articule selon quatre moments : il doit d’abord être désintéressé, c’est-à-dire apporter une contemplation hors de toute consommation ; puis, selon une des phrases les plus fameuses de La Critique de la faculté de juger : « le beau est ce qui plait universellement sans concept »(4), ce qui signifie en langage kantien que le beau prétend à une reconnaissance universelle sans qu’il soit possible, ni même nécessaire, de le démontrer avec des concepts ; cette reconnaissance en droit provient de l’origine plurielle du sentiment de beauté : c’est, pour Kant, le lieu même où l’imagination (le plaisir, le particulier, le non-démontrable) se met singulièrement en accord avec l’entendement (le concept, l’universel), et obtient alors le droit de prétendre à l’universalité sans être démontré. Le troisième critère distingue le beau du parfait, le beau ne relevant pas d’une finalité objective ou d’un concept qui lui préexisterait (l’idée de cercle, par exemple, n’est d’aucune utilité pour estimer la beauté d’une clairière circulaire) ; la beauté est alors « beauté libre ». Enfin, le quatrième critère définit la nécessité de la satisfaction apportée par l’objet beau en toute circonstance : ce qui est beau apporte nécessairement le plaisir esthétique.
Kant définit ainsi très clairement ce que nous entendons, ou ce que nous devrions entendre, par le mot « beau », qui se distingue notamment de la connaissance et de l’agréable par ces quatre critères : le désintéressement, la liberté, l’universalité et la nécessité.

De nombreuses critiques ont pourtant été élevées contre le système kantien depuis son écriture, notamment dans l’esthétique moderne par Gérard Genette – qui se revendique relativiste — que nous étudierons ici. Dans une conférence qu’il donne à l’université de Toulouse, ce qu’il conteste, c'est non pas la prétention de la beauté aux quatre critères esthétiques kantiens, mais la légitimité qu’a la beauté à les revendiquer, et plus particulièrement le critère d’universalité. C’est remettre en cause tout le système esthétique de Kant qui, sans cette légitimité de l’universalité, serait réduit à un subjectivisme relativiste.
Kant fonde cette légitimité sur deux arguments effectivement un peu faibles : d’abord vient un argument qui n’est qu’une hypothèse postulant à tous les hommes un sens commun qui fonderait une universalité de goût. Seulement, rien ne prouve l’existence de ce sens commun(5) et tout pousse à penser le contraire, à commencer par la dispersion des goûts esthétiques, et aujourd’hui la connaissance que nous avons des autres cultures et des autres arts. Le second argument s’appuie sur un raisonnement logique : étant donné que le jugement esthétique est désintéressé, rien ne peut influencer mon jugement ou le jugement des autres, qui sont donc identiques ; la faiblesse de ce raisonnement est à juste titre soulignée par Gérard Genette : comment Kant peut-il imaginer qu’il n’y ait que l’intérêt personnel qui rend idiosyncrasique un jugement ? C’est ignorer par exemple la remarque qu’avait faite Hume sur la simple diversité des sensibilités des individus. La conclusion de Kant, « le beau est ce qui plait universellement sans concept », dépasse donc largement ses prémisses, Kant ne démontrant toujours pas la légitimité de la prétention du beau à l’universalité.
Gérard Genette

Et Genette de proposer une raison à cette prétention : Kant écrit que l’on attribue souvent le sentiment de beau à l’objet « comme si c’est une propriété des choses », et que cette beauté « leur tient lieu de prédicat » ; c’est bien pour Genette cette objectivation du jugement, que Kant a omis – ou occulté —, qui fonde la prétention du jugement esthétique à une universalité cette fois totalement illégitime. On attribue la beauté d’une relation sujet-objet unilatéralement à l’objet, comme si elle était une qualité intrinsèque de l’objet (revenant ainsi à une conception antique de la beauté), qualité que chacun verrait alors, pour ainsi dire objectivement ; cette objectivation ne vient pas seulement d’une mauvaise foi de notre part ou d’un narcissisme excessif, il vient surtout, selon Genette, de la nature de relation que nous entretenons avec les objets beaux, qui est souvent une relation de fascination, relation globale dans laquelle justement le sujet tend à s’oublier et le corps à s’effacer.
L’impossibilité à défendre sérieusement cette légitimité a amené certains universalistes modernes à rejeter à la base l’hypothèse subjectiviste kantienne. Mais la position des relativistes n’est pas si aisé que cela à tenir non plus : outre les problèmes politiques (au sens de l’organisation des relations humaines) que cela pose, la relation esthétique supposée entre le sujet et l’objet se révèle difficile à éclaircir : on essaie à nouveau de définir les objets particuliers que choisit cette relation pour s’épanouir, objets plus propices à ce qu’on s’attarde sur leur aspect (leur forme, aurait dit Kant) et non pas sur leur existence réelle. On rejoint alors le concept kantien de désintéressement.
Des philosophes de l’esthétique analytique, et plus précisément Nelson Goodman, ont essayé de dépasser ce problème en posant non pas le quoi mais le quand de la relation esthétique : tous les objets sont susceptibles de lier avec nous telle relation mais selon certains critères qui apparaissent et disparaissent dans le temps. Tel objet pourrait être aujourd’hui une œuvre d’art et demain un objet « normal » ; je regarde tel meuble, séduit par son apparence, j’en oublie toute considération pratique et, sitôt arrivé chez moi, je me rends compte qu’il est trop gros, trop lourd…

L’objet de l’art est, pour Kant, un cas particulier du beau, ce en quoi nous ne pouvons que lui donner raison, tant il est soumis au contexte socioculturel du « monde de l’art » (Danto, puis Dickie), à tel point qu’il est presque d’un autre ordre que tout ce que Kant a pu appeler « beau », bien qu’il partage avec les critères kantiens certains points communs. Loin de l’universalisme kantien, symptomatique du siècle des Lumières, et loin également d’un relativisme radical, nous pensons qu’il peut exister une certaine norme en matière d’art, mais que cette norme, et cet art, ne sont valables qu’au sein d’un système, d’une aire culturelle donnée. L’art n’existe qu’au sein d’une institution, au même titre que la politesse ou les codes vestimentaires ne sont valables que dans une culture précise, si ce n’est que l’art est « la plus artificielle des créations humaines »(6), c’est-à-dire la plus humaine des créations humaines. Institution qui a ses règles, ses codes, son histoire, ses normes, dont la particularité, étant le plus pur des produits humains et le lieu idéalisé de la création, est d’avoir comme seule règle invariable de dépasser toutes les autres règles : « l’art est le domaine qui résiste » dira Félix Guattari(7). Mais encore, cette règle même semble devoir être remise en cause, ne citons pour illustrer cette idée que l’exemple de Bach qui ne suivit, toute sa vie, que les règles les plus strictes de l’académisme(8), ouvrant une histoire passionnante d’actions et de réactions, histoire toujours ouverte où la simplification simpliste et bienveillante n’a définitivement pas droit de cité…




(1) Sartre. réflexions sur la question juive : Gallimard 1954, p.8
(2) §VII
(3) Introduction, VI, I
(4) §VII
(5) Il existe cependant une démonstration, mais assez peu convaincante, de ce sens commun par l’autre pilier du système kantien : la nécessité que le beau soit beau pour tout le monde que nous avions admise plus haut ne peut se reposer que sur un sens commun, puisqu’aucun argument ni aucune preuve empirique ne peut exister à propos du beau.
(6) Greenberg. Avant-Garde et kitsch in Art et Culture. Paris : Macula, 1988, p.25
(7) Guattari, entretien par Olivier Zahm. « Félix Guattari et l’art contemporain » Chimères, été 1994, p.51
(8) Tournier. Le vol du vampire. Mercure de France, 1981

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